10 novembre 2002
Ma chère Angela,
Tu es arrivée dans notre équipe du restaurant il y a un an, tu vis en France depuis deux ans et demi et tu arrives tout droit de Roumanie. Depuis la première fois où je t’ai vu, j’ai tout de suite su qu’un jour j’arriverai à mieux te connaître bien que la barrière de la hiérarchie entre nous ne facilitait pas une communication plus personnelle sur le lieu de travail.
Je me souviens du jour où j’étais d’ouverture au restaurant, tu étais encore équipière et l’une de tes collègues est venue me trouver dans le bureau des managers. J’étais en train de compter les caisses de la veille et elle m’a prévenue que tu pleurais en travaillant.
J’ai laissé les caisses et je suis allée te voir. Tu frottais les cuivres du comptoir, je voyais tes larmes couler le long de ton visage. Je me suis approchée de toi doucement puis j’ai posé ma main sur ton épaule :
— Angela ? Qu’est-ce qui se passe ? Tu ne vas pas bien ?
— Je suis désolée Mary, ça va passer...
— Tu ne veux pas qu’on discute ? Tu ne vas pas continuer à travailler en pleurant...
— Ne t’inquiète pas, ça va aller... il me faut juste du temps... mon frère m’a appelée hier de Roumanie, il m’a dit que mon père était gravement malade, il a un cancer.
— Tu es sûre que ça va aller ? Je ne veux pas que tu restes dans ton coin, si tu veux rentrer chez toi, viens me voir, je te laisserais partir.
— Non, c’est gentil Mary, mais si je rentre chez moi je vais penser qu’à ça, je te remercie Mary...
— Tu n’as pas à me remercier... j’imagine dans quel état d’esprit tu peux être, je sais ce que c’est...
Je ressentais ta tristesse au fond de mes tripes. Je ne supportais pas de te voir pleurer en silence dans ton coin. Tu avais toujours le sourire, tu étais toujours super bien habillée, car tu étais fan de fringues, notamment ceux de la marque Lévis. Tu étais toujours très bien maquillée, en harmonie parfaite avec tes vêtements, tu étais admirablement distinguée, féminine, très respectueuse et bienveillante.
Rapidement nous t’avons proposé de prendre un poste d’hôtesse, tu avais vraiment la prestance pour assurer cette fonction.
Et puis, est arrivé le moment où nous cherchions un manager pour renforcer notre équipe de gestion. Tu étais parmi nous depuis un an, tu ne te doutais pas que nous avions décidé de te pousser plus haut sur l’échelle hiérarchique. Tu n’y croyais pas d’ailleurs, tu pensais que parce que tu étais étrangère, tu n’étais pas capable d’assumer ce poste à responsabilité, tu croyais que tu ne parlais pas assez bien le français. Tu n’aurais jamais osé demander pour évoluer dans l'entreprise, car en Roumanie cela ne se fait pas, on te choisit, mais tu ne demandes pas. Tu n’as pas osé, mais nous t’avons choisi !
Et je suis au moins aussi heureuse que toi d’avoir été désignée pour assurer ta formation. Tu seras un très bon manager, j’en suis persuadée, car tu es respectueuse et bienveillante envers tout le monde, les équipiers auront plaisir à travailler avec toi.
Nous avons commencé ta formation sur un week-end d’ouverture, tu as appris beaucoup de choses en trois jours. Je t’avais tout préparé sur des feuilles, tu savais ce que tu devais faire. Je t’ai expliqué tout l’administratif, car c’est le matin que nous nous en occupons le plus. J’étais admirative devant ton aisance à parler, lire et écrire le français. Tu étais bilingue.
Nous avons enchaîné sur un week-end de fermeture huit jours après, je n’avais pas vu la semaine passer. Tu as fait ta première sortie entre managers, nous sommes allés au bowling et au restaurant pour finir dans un bar avec toute l’équipe et la direction. Pendant le repas, sans t’en apercevoir et sans le vouloir, tu m’as mise mal à l’aise, car tu n’as pas arrêté de me lancer des fleurs devant les autres managers. Nous étions neuf à table, tu étais assise en face de Vanessa, notre directrice adjointe et à côté de moi. Je t’ai entendu dire à Vanessa : "Vanessa, franchement, je voudrais te remercier d’avoir choisi Mary pour ma formation, je suis super contente !"
J’ai regardé Vanessa, je n’ai pas osé te regarder, je ne savais plus quoi dire. Je n’avais pas l’habitude de recevoir des compliments au travail. Tu as pris des photos toute la soirée, tu nous as filmés, tu étais heureuse d’être avec nous et je respirais ta joie de vivre.
Après cette soirée, nous étions en repos pendant deux jours. Je t’ai envoyé un message pour te demander de développer les photos en double et j’en ai profité pour te dire que je t’appréciais beaucoup.
Nous sommes retournées travailler après ces deux jours, en ouverture et après notre service, je t’ai proposé d’aller boire un café. Nous avons discuté pendant trois heures, je n’ai pas vu le temps passer. Tu m’as parlé de toi, de ta famille, de la Roumanie, de ton parcours en arrivant en France, le racisme que tu as subi, la difficulté de trouver un emploi, la difficulté de te faire des amis, etc. Tu étais mariée depuis plusieurs années avec un roumain. Quand est venu le moment de parler de moi, tu m’as bombardée de questions ! Tu voulais savoir pourquoi je n’étais pas mariée, pourquoi je n’étais pas attirée par les hommes, et je me suis renfermée dans ma bulle d’un seul coup, gênée de te parler de ma vie intime parce que je savais que tu m’avais mise sur un piédestal, j’avais peur de te décevoir. Alors je t’ai répondu :
— Tu sais Angela, un jour je t’expliquerai quelque chose, mais pour l’instant, je ne peux pas parler de moi, laisse-moi du temps....
J’ai vu ton visage changer d’expression, ce que je venais de dire ne te plaisait pas, je l’ai vu tout de suite. Tu pensais que je n’avais pas confiance en toi alors que ce n’était pas du tout ça. Je ne me confie pas facilement, je ne savais pas comment l’homosexualité était perçue en Roumanie, c’était encore plus difficile de me confier à quelqu’un dont la culture était différente de la nôtre. J’avais peur de te choquer, de te blesser, je ne sais pas en fait ce qui s’est vraiment passé dans ma tête, je n’ai rien trouvé d’autre à te dire.
L’expression de ton visage m’a poursuivie toute la soirée et toute la nuit, je savais que je t’avais blessée sans le vouloir. J’ai très mal dormi. Le lendemain matin, j’ai repris mes feuilles et mon stylo et je t’ai tout dit par écrit. Quand les paroles ne viennent plus, j’écris. J’avais peur de froisser une amitié naissante, je te sentais si fragile, et en même temps, je ne voulais pas te mentir sur moi et te montrer que j’avais confiance en toi. J’ai mis cette lettre dans mon sac pour te la donner au moment opportun.
Quand je suis arrivée au restaurant, la première chose que tu m'as dit a été :
— Tu as essayé de m’envoyer un message ?
— Heu... non... pourquoi ? demandai-je surprise.
— Mon portable ne fonctionne plus ! Il faut que j’en achète un autre.
— Ah... c’est dommage...
J’ai laissé la lettre dans mon sac, décidant d’attendre que tu aies un autre portable pour pouvoir communiquer après ta lecture. Ce soir-là, tu n’étais pas comme d’habitude. Je poursuivais la formation sur l’administratif des caisses à tes côtés dans le bureau. Tu m’écoutais très attentivement en me regardant droit dans les yeux puis, d’un seul coup, j’ai vu ton regard descendre tout doucement le long de mon visage et s’arrêter sur mes lèvres... troublée, je me suis arrêtée de parler, tu ne décollais pas tes yeux de ma bouche et je me suis aperçue que tu ne m’écoutais plus...
— Angela ? Tu penses à quoi là ? t’ai-je demandé.
— Heu... excuse-moi... à rien je... j’ai mal au ventre... je ne sais pas ce que j’ai.... bafouillais-tu pour me répondre.
J'ai repris le cours de notre conversation et tu t’es mise à fredonner les paroles de la chanson de Cabrel "Petite Marie". Tu me sidérais par ton comportement inhabituel. J’ai gardé le courrier dans mon sac et je suis rentrée chez moi avec après notre service.
Le lendemain tu avais déjà un nouveau portable. J’ai attendu la fin du service pour te donner cette lettre :
— Tiens Angela, ce que je n’ai pas pu te dire l’autre jour, je te l’ai écrit.
— C’est vrai ? En plus j’adore lire du courrier ! Merci Mary.
— Tu me promets de garder ça pour toi ? Je n’ai pas envie de parler de ma vie privée au travail...
— Pas de souci Mary ! Tu me connais assez maintenant, tu peux me faire confiance, sinon tu ne me l’aurais pas donnée !
— Non, je ne te l’aurais pas donnée... Tu m’enverras un message quand tu l’auras lue ?
— Oui, avec plaisir... ma p'tite Mary...
Tu as rangé la lettre dans ton sac et nous sommes allées rejoindre ton mari qui nous attendait dans sa voiture pour nous ramener chez nous. J’ai attendu ton message toute la nuit, je n’ai presque pas dormi et je commençais à stresser le lendemain matin quand je ne voyais toujours rien arriver sur mon portable. Je n’avais pas pensé que tu voulais attendre d’être seule pour lire. Le stress m’a poussée à te demander des nouvelles en fin de matinée. Tu n’avais pas encore lu le courrier et tu avais peur que je t’annonce une mauvaise nouvelle à travers mes lignes. Ton mari était parti travailler, tu as ouvert l’enveloppe juste après avoir lu mon texto.
La journée a suivi son cours, je me suis installée à l’ordinateur pour écrire et j’ai entendu mon portable m’avertissant qu’un message était arrivé. Je me doutais que c’était toi, j’avais deux messages. Comme je m'y attendais, tu étais perturbée par ce que tu avais lu, tu as réagi comme je l'avais prévu, tu ne m’as pas jugée. Tu m’as dit que c’était les gens qui n’acceptaient pas l’homosexualité qui étaient différents et non pas l’inverse. Ton retour de message m’a soulagée.
Maryline
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