23 septembre 2017

Notre société est malade

Horloge, Temps, Indiquant Le Temps


09 mars 2003

Je suis épuisée de fatigue. Je n’ai pas eu le temps d’écrire, car j’ai passé huit jours non-stop au restaurant pour préparer un contrôle qualité des grands pontes parisiens de la restauration rapide. Nous avons été notés par un conseiller régional. Comme à chaque fois, nous avons fait le maximum sur le nettoyage et l’entretien des équipements. J’ai travaillé en une semaine l’équivalent de deux semaines.

Le jour du contrôle, j’ai été planifiée pour faire l’ouverture du restaurant afin que tout se passe au mieux, car le collègue qui devait en principe faire cette ouverture n’avait pas encore acquis assez d’expérience pour recevoir les grands chefs. Notre métier est stressant en temps normal, mais ces jours exceptionnels entraînent deux fois plus de pression. Bien sûr, c’est toujours quand on est sous pression que les choses tournent au vinaigre. Tout ne s’est pas super bien passé, notamment pendant le rush du midi ou quelqu’un avait appuyé malencontreusement sur un coup de poing d’arrêt d’urgence et a fait sauter les plombs de toute la cuisine... Cela a entraîné un certain retard dans les commandes et ce fut la débandade et la panique pendant quelques minutes.

Quand on est fatigué et épuisé par la préparation en amont pour cette super journée, les esprits s’échauffent au quart de tour. L’ambiance était électrique, voire explosive. Il fallait produire juste au niveau des sandwichs, ne pas dépasser dix minutes avant qu’ils soient servis aux clients sinon ils étaient jetés, sept minutes de retenue maximum pour les frites, sinon elles étaient jetées, et trois minutes pour les caissières pour servir un client du "Bonjour" au " Bon appétit".... TROIS minutes chronométrées et pas plus ! Tout était chronométré, chacun à son poste, nous n’avions pas le droit à l’erreur, il fallait apprendre à gérer, à anticiper juste ce qu’il fallait, car nous n’avions pas le droit de tout jeter non plus sous prétexte que c’était froid.

En même temps, le client ne devait pas attendre plus de trois minutes, donc il devait y avoir tous les produits nécessaires dans tous ces laps de temps. Un truc de fous ? Oui, un truc de dingue, ingérable sur une durée de deux heures de rush, mais nous l’appliquons quand même. Les règles doivent être respectées, elles sont établies pour ça. L’hygiène est poussée à l’extrême malgré tout ce que je peux lire sur la toile, les gens ne se rendent pas compte vu du comptoir comment se passe le service, comment les équipiers et managers travaillent sous pression.
Le chronométrage, le temps, sont des pressions, je ne parle pas de l’ambiance en général, celle-ci est propre à chaque restaurant et dépend bien souvent de son directeur. Si le directeur sait lui-même gérer sa pression, il ne la reporte pas sur son équipe, mais dans le cas contraire, l’ambiance peut devenir invivable. Quand on travaille dans ces entreprises, le challenge c’est d’apprendre à gérer son stress, à tous les niveaux hiérarchiques. Nous travaillons donc contre notre nature véritable, l’être humain soumis à un stress permanent, même s’il apprend à le gérer, finit toujours par avoir des problèmes de santé mentale ou physique. Nous sommes tous des malades en puissance quelque part. Notre société est gravement malade. L’être humain n’est pas adapté au rythme de notre société qui va toujours plus vite, toujours plus loin, toujours plus... plus... plus.

Pendant que nous servons nos clients en moins de trois minutes avec des produits bien chauds, des gens meurent de faim en France et seraient ravis d’être servis en dix ou quinze minutes même avec un sandwich tiède. Soyez simplement heureux de pouvoir remplir votre estomac tous les jours ! Je ne comprendrai jamais ces extrêmes coexistant sur un même territoire. Certains ont des goûts de luxe, d’autres meurent de pauvreté, et entre les deux, nous sommes là, à trimer toujours plus pour faire toujours mieux au détriment de notre santé. Quel est le sens de la vie dans tout ce merdier ?

Comme un robot, j’ai appliqué toutes les règles du mieux que je le pouvais tout au long de cette journée, mais bien sûr, ce n’est JAMAIS assez. De peur que l’on s’endorme sur nos lauriers, on remonte la barre un peu plus haut à chaque fois, motiver la progression par la pression, c’est la politique appliquée. Donc nous n’avons pas eu la note maximale, nous ne sommes pas à l’école, le parfait n’existe pas. Ce qui est vrai en même temps, rien ni personne n’est parfait. Alors, pourquoi courir après la perfection si elle n’existe pas ?

Je n’ai pas d’autre choix que de me transformer en robot pour jouer à un jeu ou nous perdons d’avance. Quand je commence à réfléchir, je sors des clous, rien ne va plus ! Mes patrons n’aiment pas trop quand je réfléchis, je fais des remarques désagréables, je dis des vérités dérangeantes et on m’invite gentiment à rentrer dans le moule ou à prendre la porte si je ne suis pas satisfaite. Finalement, c’est simple la vie, tout est une question de choix. Mais j’ai parfois l’impression d’être justement là pour déranger un peu, bousculer les règles, ouvrir les consciences sur les absurdités que l’être humain peut mettre en place au quotidien. Par intermittence, j’accepte de jouer le jeu, mais vraiment, en ce moment, je n’ai plus envie de jouer parce que j’ai des soucis qui à mon sens, sont bien plus importants que de servir en trois minutes, jeter un sandwich refroidi ou des frites tièdes... ma réalité est bien moins légère que toutes ces règles. Alors je deviens arrogante face à tant d’incohérence devant mes patrons parce que je n’ai plus rien à perdre. Je suis en train de perdre ce que chaque personne a de plus cher en son cœur : sa maman. Je refuse de subir leur pression parce que celle que je vis avec ma mère est bien plus grave et plus dure à gérer. Nous ne sommes plus dans le même monde, j’ai changé de camp, mes priorités sont ailleurs.

Devant toute cette tension, je me rendais compte que c’était bien la première fois que j’étais aussi détachée des résultats de ce contrôle. À la fin du service, j’étais vidée par la fatigue accumulée depuis huit jours, je n’avais qu’une envie : dormir. Angéla prenait le relais pour la soirée. Elle est arrivée un peu en avance, j’étais dans le bureau en train de terminer les tâches administratives.

— Bonjour Petite Mary.... alors, ce contrôle, il s’est bien passé ?
— Salut... pfff... il s’est passé, c’est déjà pas mal ! dis-je blasée.

Angéla s’est plantée devant moi, elle a pris ma tête entre ses mains, elle s’est approchée tout doucement de mon visage et m’a embrassée tendrement sur le front... Épuisée, je n’ai pas réagi devant ce geste peu banal entre collègues. J’étais vide de tout, même d’émotion. Dans mes allées et venues entre le bureau et comptoir, elle arrivait toujours à m’attraper par le bras, par la main, sans doute pour me faire réagir à ces besoins tactiles que nous avions perdus depuis quelque temps. Angéla s’était enfermée dans son couple, elle ne vivait plus, et moi je m’étais enfermée en moi. Par ces gestes j’avais l’impression qu’elle essayait de me rassurer, de me montrer qu’elle était toujours là, malgré tout, malgré la distance qui s’était imposée naturellement à nous.

Elle a commencé son service, mais ma journée n’était pas terminée, je devais passer la commande générale pour le restaurant. À 17 h 30, les notes sont tombées : BAA (Qualité, Service, Propreté). Le conseiller est parti, Vanessa est allée manger. Elle a eu une altercation sérieuse avec son supérieur et avait du mal à s’en remettre. Notre directeur a quitté le restaurant en disant qu’il allait se prendre une cuite pour fêter ces notes qu’il jugeait plus que correctes ! Tout était prétexte à boire. Il aurait sans doute noyé sa déception si elles avaient été mauvaises... J’ai terminé ma commande à 19 h, Vanessa m’a rejointe en salle de pause ou je prenais un café. Angéla pensait que nous étions parties, elles nous a surprises en allant dans les vestiaires :

—  Mais qu’est ce que vous faites encore là à cette heure-là ? Vous avez vu vos têtes, rentrez vous coucher ! Mary, tu ouvres demain à 6 h 30 non ?
— Tu as mangé ? demandai-je à Angéla.
— Non, pas encore,il y a déjà plein de monde en caisse ! répondit-elle.
— Je vais t’attendre pour manger, je rentrerai après... je me lève à 5 h demain effectivement...

Je me suis couchée à 23 h, les nerfs prenaient le relais sur la fatigue. Lorsque je suis arrivée au restaurant quelques heures plus tard, Angéla m’avait laissé un petit message griffonné sur le bureau, j’ai découvert ces quelques mots qui ont ravivé mon cœur : "Ma Petite Mary, je n’oublierai jamais le baiser que j’ai déposé sur ton front aujourd’hui... Tu me manques beaucoup et j’attends qu’on puisse enfin se retrouver."

Cette femme était là pour m’empêcher de fermer mon cœur et m’obliger à laisser ma sensibilité s’exprimer. Cette pseudo-séparation était pourtant nécessaire pour moi, je refusais de m’attacher à une illusion. Son amour amical débordant m’apprenait à gérer mes débordements amoureux. Sur ce terrain-là non plus, je n’avais plus envie de jouer. Elle me manquait beaucoup elle aussi et c’est justement ce manque qui m’effrayait. Je ne voulais plus souffrir. J’avais déjà assez mal comme ça. J’étais trop sensible à sa tendresse, je n’avais jamais connu ce genre de relation, limite borderline entre l’amitié et l’amour, j’étais prise dans la tourmente des sentiments.
Maryline 

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